Chaque grand accomplissement de l’humanité a d’abord débuté par un rêve, l’espoir « un peu fou » d’améliorer les choses en dépit d’obstacles apparemment incommensurables. Il en fut ainsi de la découverte du vaccin contre la rage, de la diffusion de la pénicilline, des progrès de la médecine en général, de la psychanalyse, des thérapies alternatives, etc.
Car c’est bien ce « care », la base vitale de notre humanité (le « care » en anglais, l’envie impérieuse de vouloir prendre soin de l’autre), qui anime toutes les praticiennes, praticiens et thérapeutes que nous sommes. C’est ce sentiment profond, ce devoir altruiste – ce sacerdoce pour certains – qui nous fait nous lever tôt le matin pour aller soulager les souffrances d’autrui. N’est-ce pas ?
La compassion devrait donc être introduite à tous les niveaux possibles de nos sociétés. Les thérapeutes, tout comme les enseignants, les soignants ou les représentants de l’ordre, auraient à y jouer un rôle de premier plan.
Comment envisager de modifier nos pratiques thérapeutiques en y ajoutant comme ingrédient liant la compassion ? Et pour quels effets sur nos clients et patients ?
1. La redécouverte de la compassion thérapeutique
Chaque courant de pensée peut, à un moment ou à un autre, se voir attribuer une « date de naissance », ou, à tout le moins, une période où le champ des possibles s’est ouvert pour que les idées qui s’en réclament surgissent, d’un peu partout. Le concept jungien de synchronicité explique d’ailleurs très bien que de nombreuses découvertes scientifiques se soient effectuées à peu près au même moment sur plusieurs endroits de la planète.
La compassion, cependant, n’a rien d’une découverte scientifique. Elle est innée. Tout le monde l’a (et en bénéficie grandement) à sa naissance et la conserve au cours de son existence. Elle est même indispensable à la survie de notre espèce. S’agirait-il donc plutôt d’une redécouverte (scientifique) de la compassion ?
« Rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu », aurait dit Victor Hugo. Alors, en ce qui concerne la compassion, à quel moment sa redécouverte serait-elle intervenue plus exactement ? Et pourquoi y attacher une connotation thérapeutique ?
La sagesse de l’Himalaya sous les loupes scientifiques
Les invasions militaires et la destruction d’un peuple sont la source d’une quantité innombrable de souffrances physiques et mentales. Il suffit de feuilleter les livres d’histoire pour découvrir qu’au même titre que les cycles économiques, les conflits armés se dérouleraient eux aussi selon un cycle de la guerre. Cette tendance cyclique est certainement inhérente à notre espèce humaine. Nous nous répétons sans cesse. De mieux en mieux ou de pire en pire, selon le point de vue…
D’ailleurs, si chacun d’entre nous a individuellement une tendance naturelle et spontanée à oublier ses erreurs et ses fautes pour pouvoir continuer à vivre, à ne pas trop vouloir porter le poids de ses regrets sur ses prochaines décisions, il est aisé de comprendre que, collectivement, nos sociétés ont elles aussi le réflexe « d’oublier » les leçons de l’Histoire et de répéter les mêmes erreurs, sous des formes différentes.
Néanmoins, les guerres et les génocides sont également l’opportunité pour les survivants (il y en a toujours, fort heureusement) de sauvegarder des connaissances inestimables (bibliothèques, œuvres d’art, coutumes…) et des compétences uniques (artisanat, médecine, culture…). Ces savoir-faire et savoir-être parviennent à échapper à l’annihilation sur le lieu du conflit et se diffusent ailleurs. Parfois, c’est le début d’une tout autre Histoire.
C’est ainsi qu’en 1950 – un an à peine après la proclamation de la République Populaire – l’armée populaire de libération de la Chine envahit le Tibet pour s’emparer de son vaste territoire, d’une importance stratégique majeure.
Contraint à l’exil, le 14ème Dalaï-lama s’enfuit en Inde. Personnalité exceptionnelle et dotée d’un intérêt tout à fait étonnant pour la science et les technologies occidentales, il va devenir un catalyseur de la redécouverte occidentale de la compassion, un sentiment étudié depuis des millénaires par le bouddhisme, parmi tous les autres phénomènes mentaux. En 1990, il fonde le Mind and Life Institute avec le neurobiologiste chilien Francisco Varela.
L’Art du bonheur, l’un des premiers livres qu’il coécrit en 1998, est un grand succès de presse. Il contribue à diffuser largement auprès du grand public les idées du bouddhisme et notamment l’importance cruciale de la pratique de la méditation, notamment de la compassion.
L’intelligence émotionnelle
Mais ce facteur (aussi brutal et majeur fut-il pour les Tibétains) et la personnalité unique de Tenzin Gyatso n’expliquent pas à eux seuls la redécouverte scientifique de la compassion par l’Occident.
En effet, il faut de nombreux facteurs adjuvants pour faciliter l’émergence d’une idée dont le temps est venu. Les États-Unis sont le terreau de nombreuses idées disruptives et innovantes. Le docteur en psychologie clinique et développement personnel américain Daniel Goleman (membre du conseil d’administration du Mind and Life Institute), formalise le concept d’intelligence émotionnelle et contribue ainsi au changement des mentalités concernant les relations sociales.
En quelques années, Goleman révolutionne le management et la psychologie. Il explique et popularise les différentes émotions, les sentiments, la manière de
les appréhender, de les pratiquer et de les placer dans un contexte sociétal.
L’homme le plus heureux du monde
C’est dans ce contexte de « remue-méninges » favorable aux nouvelles idées aux États-Unis (y compris celles venues de l’Orient) que le moine bouddhiste Matthieu Ricard, précédemment docteur en génétique, décide de se prêter à des expériences inédites de neurosciences contemplatives dans le cadre du Mind and Life Institute.
Il devient une star, qualifiée par les médias « d’homme le plus heureux du monde », lorsque l’imagerie à résonance magnétique met en évidence les zones de son cerveau stimulées par plus de 40.000 heures de méditation, notamment sur la compassion.
2. Le thérapeute compassionnel
Maintenant que nous avons vu un rapide historique de ce qui pourrait être la genèse de la « redécouverte scientifique » de la compassion, intéressons-nous à ce qui peut être considéré comme une voie d’intégration de la compassion dans la pratique des thérapeutes énergétiques.
La neuroplasticité du cerveau humain
Le fondement du travail du thérapeute s’appuie sur un concept relativement récent dans l’histoire de la médecine et de la neurologie. En effet, si l’on a pu observer dès le XIXème siècle les propriétés étonnantes de réadaptation du cerveau à la suite de traumatismes crâniens, la plasticité neuronale n’a pu être réellement observée et décrite scientifiquement qu’avec l’apport de technologies d’imagerie par résonnance magnétique.
Il faut donc partir du principe que le cerveau humain est capable de changer, d’évoluer, de transformer sa structure et son organisation internes au cours de notre vie. Nous pouvons ainsi devenir meilleurs, améliorer notre santé et notre bien-être, grâce à un certain nombre de pratiques.
La Thérapie Fondée sur la Compassion (TFC)
Pratiquée depuis une vingtaine d’années au Royaume-Uni par le psychologue clinicien Paul Guilbert, elle donne des résultats positifs dans les centres de soins où elle est appliquée. Une méta-étude scientifique1, faisant état de 14 études différentes, a mis en évidence les bienfaits thérapeutiques de cette approche innovante.
Notamment, la TFC (ou Compassion Focussed Therapy CFT en anglais) diminue les scores d’anxiété et de dépression, améliore le niveau de détresse psychologique, développe les capacités à la pratique de la pleine conscience et de la compassion vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis des autres, diminue de manière importante le niveau de honte et d’autocritique.
Néanmoins, pour que le processus thérapeutique fonctionne avec de tels patients, le thérapeute doit parvenir à une congruence entre l’émotion et la pensée. C’est souvent difficile d’y arriver chez les sujets qui ont peu de souvenirs d’expériences émotionnelles positives. Certaines personnes peuvent ainsi considérer qu’elles n’ont pas le souvenir que quelqu’un ait jamais porté un regard bienveillant sur elles.
Cela peut représenter un défi pour le thérapeute/accompagnant, car cela suppose de remettre en question des années de pratique.
L’importance de la capacité de compassion chez le thérapeute
L’attitude du thérapeute est fondamentale pour la réussite d’un traitement, comme le prouve cette étude entre la relation empathique du soignant et les complications médicales 2. Les résultats suggèrent que l’empathie du médecin est associée de manière significative aux résultats cliniques des patients atteints de diabète sucré et devrait être considérée comme une composante importante de la compétence clinique.
Ces compréhensions du domaine de la médecine nous indiquent qu’il faudrait que les thérapeutes soient systématiquement formés à la compassion. En effet, la formation des soignants à cet égard est pour l’instant assez insuffisante, comme le suggèrent les résultats de cette étude systématique sur l’état de la formation des soignants 3.
Dans la formation des psychothérapeutes, psychologues et accompagnateurs de différentes écoles et courants, cet aspect de la compassion n’est pas encore très développé. Les modèles qui favorisent l’autocompassion et la connexion compassionnelle chez le thérapeute favorisent pour ce dernier la bonne distance émotionnelle, et pour le client/patient une connexion qui lui permet d’accéder à ses ressources intérieures de changement et d’évolution.
Pourquoi le terme de « fatigue compassionnelle » est-il erroné ?
La compassion est un facilitateur de thérapie et de guérison. Par contre, une identification avec la souffrance du patient/client amène le thérapeute ou l’accompagnant à porter le poids émotionnel et mental de ses patients/clients.
Ainsi, parmi les écueils à éviter lors d’une pratique thérapeutique, il en est un qui ressemble au burn-out : la « fatigue compassionnelle ». Selon la définition donnée par l’étude correspondante, « elle se manifeste par une érosion graduelle de l’empathie, de l’optimisme et de la compassion. »
Le terme de « fatigue compassionnelle » est en fait erroné. On devrait plutôt parler de la fatigue du soignant, qui ne réussit pas à éliminer ou à diminuer la souffrance, la maladie ou le trauma, et qui le vit comme un échec, ce qui, à long terme, provoque un sentiment de fatigue et d’épuisement, voire de dépression.
C’est justement le développement de la compassion et de l’autocompassion, en combinaison avec des outils performants (autant pour le client/patient que dans l’autotraitement du thérapeute) qui le sortiront de ce cycle de « trop donner, trop porter ».
Cela permettra au thérapeute de développer et mettre en œuvre les qualités de la compassion, la sagesse qui l’aidera à trouver la bonne mesure de l’engagement. Ainsi, il pourra accompagner à partir de son Self (Soi profond), cet état où nous sommes naturellement calmes, sereins, compassionnels, curieux et pleins de ressources et de créativité, plutôt que de s’épuiser en portant pour ou avec son client sa souffrance.
Conclusion
La compassion est essentielle pour la pratique quotidienne du thérapeute. Il faut d’abord qu’il ou elle puisse se l’appliquer à sa propre personne, avant de pouvoir en faire bénéficier ses clients ou patients.
Plusieurs techniques et pratiques sont d’ores et déjà disponibles. La compassion a de beaux jours devant elle, et sa promesse n’est pas des moindres : améliorer les gens et le monde.
Références :
1 Meta étude “Psychotherapeutic benefits of compassion-focused therapy: an early systematic review” :
2 Etude entre la relation empathique du soignant et les complications médicales : https://journals.lww.com/academicmedicine/Fulltext/2012/09000/The_Relationship_Between_Physician_Empathy_and.26.aspx
3 Etude systématique sur l’état de la formation des soignants: https://journals.lww.com/academicmedicine/Fulltext/2021/07000/What_Is_the_State_of_Compassion_Education__A.55.aspx
Effect of Compassion Meditation on Neuroendocrine, Innate Immune and Behavioral Responses to Psychosocial Stress : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2695992/
Effects of mindful-attention and compassion meditation training on amygdala
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